Regards croisés d’Angelor et du Crédit Agricole Centre Est.
Face aux nombreux défis du secteur agrifood, nous n’avons jamais eu autant eu besoin d’entrepreneurs à impact mais comment financent-ils leur développement ? Entre la baisse des levées de fonds, l’augmentation des exigences bancaires et les transformations structurelles du secteur, les entrepreneurs doivent aujourd’hui composer avec un paysage mouvant.
Pour éclairer ce chemin, nous avons interrogé deux experts du Hub des Audacieux, des acteurs qui financent – chacun à leur manière – les innovations du secteur :
- Marie Chambodut, Directrice Générale Associée d’Angelor, société de gestion et société à mission qui a financé et accompagné plus de 85 startups en Auvergne-Rhône-Alpes depuis 2008.
- Emanuele Medici, Chargé d’affaires Innovation au Crédit Agricole, spécialiste des financements bancaires dédiés aux projets innovants.
Leur regard croisé livre une boussole précieuse pour les porteurs de projet et entrepreneurs qui veulent lever des fonds, solliciter un prêt bancaire ou articuler les deux intelligemment.

Un contexte de financement chahuté : entre correction du marché et nouvelles logiques bancaires
Depuis deux ans, le financement des startups – et plus encore celui des innovations agri-agro – traverse une transformation profonde. Côté capital-risque comme côté bancaire, les règles du jeu ont changé.
Une contraction historique du capital-risque
« Le contexte est malheureusement défavorable, explique Marie Chambodut. En 2024, seulement 315 millions d’euros ont été levés en France dans l’agrifoodtech, contre plus d’un milliard en 2022. C’est une chute de plus de 70 %. »
La baisse est particulièrement marquée en amorçage, là où se trouvent la majorité des entrepreneurs à impact. Quelques signaux positifs émergent – des fonds closent, des investisseurs institutionnels reviennent doucement – mais l’ensemble reste très prudent.
« On est dans une dynamique de correction d’une bulle. Les taux très bas avaient attiré beaucoup d’acteurs. Aujourd’hui, ils se recentrent. » — Marie Chambodut
Un secteur agri-agro en mutation qui nécessite des financements adaptés
Pour Emanuele Medici, la filière vit une transformation structurelle : « La transition écologique, les attentes nutritionnelles, la transparence des ingrédients ou encore l’arrivée de l’IA bouleversent complètement le secteur. »
La mutation crée de nombreuses opportunités, mais complexifie aussi la trajectoire financière des startups :
- des cycles plus longs : tests en conditions réelles, saisonnalité agricole, validations réglementaires
- des besoins financiers lourds : matériel, usines pilotes, R&D biologique
- des risques techniques élevés, bien plus qu’un logicie par exemple
« Le financement bancaire est possible, mais plus exigeant. Il interviendra lorsque le modèle aura déjà généré des revenus ou des preuves tangibles. » — Emanuele Medici

Moins de capital-risque = plus de dette (mais pas pour tous les profils)
Avec un capital-risque en retrait, les startups combinent davantage equity + dette qu’avant.
« Nous intervenons quasiment toujours en adossement d’une levée de fonds, souvent en co-financement avec Bpifrance ou en pool bancaire. Mais nous ne finançons pas de bridge », précise Emanuele.
La dette est donc devenue un outil stratégique pour accélérer ou gagner du temps, mais elle a ses limites. En effet, elle augmente les charges financières, nécessite une vision plus claire des revenus et, surtout, ne convient pas aux modèles trop incertains.
Les banques financent-elles moins ? Non : elles financent différemment
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les banques financent davantage de startups qu’avant, mais elles ciblent des modèles plus rapides à scaler (logiciel, IA, data), avec risques “évaluables” et moins dépendants des facteurs externes.
À l’inverse, les projets agri-agro exigent un niveau de solidité supérieur pour être éligibles : « Pour une startup agri-agro, l’accès au financement bancaire est possible, mais il faut des éléments tangibles : premières commandes, contrats, partenariats. »
Un secteur exigeant, mais plein d’opportunités
Malgré les contraintes, les deux experts restent optimistes : les enjeux sont là, les opportunités sont nombreuses, et l’écosystème AuRA est parmi les plus dynamiques de France.
Angelor : financer les transitions alimentaire, écologique et santé
Angelor se distingue par un positionnement unique : une société de gestion, mais aussi une société à mission, dont l’ambition est de mettre la finance au service du bien commun.
Depuis 2008, l’équipe a créé 15 véhicules d’investissement et levé plus de 45 millions d’euros, avec un objectif clair : soutenir des innovations qui améliorent la santé, l’alimentation et l’environnement.
Leurs derniers fonds, Foodara (créé en partenariat avec l’Isara) et For Good, incarnent cette vision.

Trois exemples de startups qui illustrent leur impact

Atypique, grossiste de fruits et légumes déclassés, a été accompagnée par le Hub des Audacieux. Elle s’attaque à un problème structurel de la filière agricole : près de 10 % des fruits et légumes sont écartés pour des raisons esthétiques, représentant jusqu’à 2 milliards d’euros de manque à gagner pour les agriculteurs. En valorisant ces produits déclassés, Atypique génère un double impact : réduction du gaspillage alimentaire et création de nouvelles sources de revenus pour les acteurs agricoles, leur permettant de réinvestir dans la transition de leurs pratiques.

Agri Lab Leverage, également accompagnée par le Hub des Audacieux, développe une approche d’économie circulaire en valorisant des coproduits végétaux issus notamment de la betterave ou de la pomme. Ces coproduits sont transformés en antioxydants naturels, utilisables comme additifs et conservateurs biosourcés, permettant notamment de réduire jusqu’à 20 % l’ajout de sucre dans certaines formulations. Un projet à l’impact transversal, à la croisée des enjeux de santé, d’agriculture durable et de réduction de l’empreinte environnementale.

Standing Ovation révolutionne la production d’ingrédients laitiers en développant un procédé de fermentation de précision permettant de fabriquer des caséines sans recourir à l’élevage. Cette innovation ouvre la voie à des produits laitiers alternatifs tout en affichant des impacts environnementaux majeurs : –70 % d’émissions de CO₂, –99 % d’utilisation des terres et –66 % de consommation d’eau par rapport à la production laitière conventionnelle.
Concilier impact et performance économique
Angelor analyse l’impact environnemental et social autant que le business model : l’impact sur le consommateur et l’environnement, la gouvernance, la maturité ESG et la capacité à progresser.
« Une startup qui génère un impact réel crée aussi de la valeur économique. Les deux doivent avancer ensemble. » — Marie Chambodut
Crédit Agricole : accompagner et financer les projets innovants
Le Crédit Agricole structure son action autour de plusieurs dispositifs :
- Village by CA : l’accélérateur de startups
- Agence Innovation : la banque de l’innovation
- Crédit Agricole Création : le fonds d’investissement
Pourquoi les startups ne peuvent pas aller dans une agence bancaire classique ?
Parce que leur profil est trop particulier. Leur CA est faible voire nul, les dépenses sont importantes (R&D, recrutement, marketing), leur trésorerie est souvent négative et une forte incertitude du marché.
D’où la nécessité d’un traitement spécialisé.

Les conseils de Marie pour réussir sa levée de fonds

Dans un contexte de marché plus tendu et plus sélectif, lever des fonds demande aujourd’hui beaucoup plus d’anticipation, de préparation et de discipline qu’il y a encore quelques années. Pour Marie Chambodut, les entrepreneurs doivent accepter ce changement de paradigme et adapter leur manière de construire leur projet et leur discours.
« Les investisseurs sont devenus plus prudents. Ils cherchent des projets solides, capables de démontrer rapidement leur valeur, leur impact et leur capacité à générer un modèle économique viable. »
Au-delà de la qualité de l’innovation, c’est donc la maturité globale de la startup qui est observée : vision stratégique, exécution opérationnelle, gestion financière et compréhension du marché.
Voici les principaux conseils qu’elle adresse aux Audacieux :
Anticiper très en amont la levée de fonds
Une levée prend aujourd’hui environ 12 mois, parfois plus. Il est donc indispensable de l’engager bien avant toute tension de trésorerie, sous peine de se retrouver dans une position fragile face aux investisseurs.
Travailler une vision long terme, appuyée par une roadmap claire
Les investisseurs doivent pouvoir se projeter : comprendre où va la startup, pourquoi elle est ambitieuse, et surtout comment elle compte y arriver. Des objectifs clairs, des étapes identifiées et des jalons mesurables sont essentiels pour donner corps à la vision.
Continuer à exécuter pendant la levée
Lever des fonds est un exercice chronophage, mais il ne doit jamais se faire au détriment du business. Les investisseurs attendent de voir des avancées concrètes pendant la phase d’analyse du dossier : traction commerciale, partenariats, progrès technologiques.
Adopter un modèle de développement plus frugal et plus robuste
Le temps des stratégies très consommatrices de cash est révolu. Les investisseurs privilégient désormais des modèles capables de créer de la valeur avec des ressources maîtrisées, en démontrant rapidement leur viabilité économique.
Être vigilant sur les modèles B2C en agrifood
Aujourd’hui, le consommateur est souvent tiraillé entre contraintes budgétaires et préoccupations environnementales. Les modèles B2C alimentaires sont complexes à faire émerger : volumes insuffisants, marges faibles, dépendance aux canaux de distribution. Angelor se concentre désormais davantage sur des modèles B2B, jugés plus robustes et plus scalables.
Les conseils d’Emanuele pour réussir son financement bancaire

Côté bancaire, le financement de l’innovation obéit à des logiques différentes de celles du capital-risque. Pour Emmanuel Medici, l’enjeu est avant tout de réduire le risque, tout en permettant aux startups de disposer des ressources nécessaires pour se développer.
« Une banque prête de l’argent qu’elle veut récupérer. Elle doit donc avoir une visibilité suffisante sur la trajectoire financière de la startup. »
Dans ce cadre, la préparation du dossier et le timing sont déterminants. Un bon projet, présenté trop tôt ou mal structuré, peut se voir refuser un financement.
Voici les bonnes pratiques qu’il recommande aux Audacieux :
Anticiper les délais de financement
Un prêt bancaire peut prendre plusieurs mois à être accordé. Comme pour une levée de fonds, l’anticipation est essentielle pour éviter les situations d’urgence.
Arriver avec un dossier solide et structuré
Le business plan doit être clair, cohérent et réaliste. Il est essentiel de montrer à quoi sert chaque euro, avec un prévisionnel précis, un suivi de trésorerie mensuel et une vision à deux ans.
Renforcer ses fonds propres avant de solliciter un prêt bancaire
La banque attend que la startup ait déjà mobilisé d’autres sources de financement : love money, business angels, crowdfunding ou levée de fonds. Ce renforcement des fonds propres permet de respecter les ratios d’endettement et de rassurer sur la solidité du projet.
Ne pas solliciter la banque trop tôt
Sans preuve de concept ni début de traction commerciale, le financement bancaire est rarement possible. Mieux vaut revenir avec des éléments tangibles que de se “griller” trop tôt.
S’entourer et être accompagné
Incubateurs, accélérateurs, conseils, board : l’accompagnement joue un rôle clé dans l’analyse des dossiers. Une startup bien entourée est perçue comme mieux structurée et plus crédible.
Comment articuler levée de fonds et dette bancaire ?
Levée de fonds et dette bancaire ne répondent ni aux mêmes logiques, ni aux mêmes objectifs. Pourtant, dans le contexte actuel, leur articulation est devenue un levier stratégique majeur pour les startups, en particulier dans le secteur agrifoodtech.
Comme le rappelle Emmanuel Medici, investisseur et banquier ne regardent pas le projet avec les mêmes lunettes :
« L’investisseur raisonne sur un horizon de cinq ans et cherche à multiplier sa mise. La banque, elle, prête de l’argent et veut avant tout être remboursée. »
Deux outils de financement, deux logiques complémentaires
La levée de fonds permet à la startup d’accélérer fortement son développement, de financer la R&D, l’industrialisation ou l’ouverture de nouveaux marchés, de bénéficier d’un accompagnement stratégique mais elle implique une dilution du capital.
La dette bancaire, quant à elle permet de financer des besoins précis (investissements, BFR, déploiement commercial), n’entraîne pas de dilution mais impose des remboursements réguliers et une gestion rigoureuse de la trésorerie.
C’est pourquoi les deux outils sont de plus en plus utilisés ensemble, et non plus de manière séquentielle.
Un schéma de plus en plus courant : equity + dette
Aujourd’hui, les banques interviennent rarement seules. Elles s’inscrivent dans des montages associant :
- une levée de fonds, qui renforce les fonds propres et rassure sur la capacité du projet à se développer,
- un prêt bancaire, souvent octroyé après la levée, pour accélérer le déploiement,
- avec la présence de la Bpifrance, qui joue un rôle clé en apportant des garanties (jusqu’à 50 à 80 % du risque) et en co-finançant les projets.
Ce schéma permet de répartir le risque, de renforcer la crédibilité du projet et de sécuriser la trajectoire financière de la startup.

Ce que la banque regarde en priorité
Même en présence d’investisseurs, la banque reste attentive à plusieurs éléments clés : la visibilité sur la trésorerie, la cohérence du business plan, le ratio entre endettement et fonds propres, la capacité de la startup à absorber la dette sans fragiliser son développement.
Les garanties demandées restent limitées : peu ou pas de cautions personnelles, nantissement du fonds de commerce, contre-garanties apportées par Bpifrance.
Pour autant, le risque n’est jamais couvert à 100 %, ce qui explique la prudence des banques sur certains projets très incertains.
À quel moment activer chaque levier ?
Dans la majorité des cas :
- la levée de fonds intervient en premier, pour financer la phase de structuration, de R&D et de mise sur le marché,
- la dette bancaire vient ensuite, une fois les premières preuves de traction établies, afin de soutenir la phase d’accélération.
Certaines startups utilisent également la dette pour gagner du temps entre deux tours de table, à condition que leur modèle économique soit suffisamment lisible.
Le bon équilibre à trouver
L’enjeu pour l’entrepreneur est donc de trouver le bon dosage entre dilution et endettement. Une levée trop dilutive peut freiner la suite du projet, tandis qu’un endettement excessif peut fragiliser la trésorerie.
La clé réside dans une approche progressive et structurée :
- renforcer les fonds propres,
- sécuriser les premières preuves de marché,
- puis mobiliser la dette comme un outil d’accélération, et non de survie.
une période exigeante, mais riche en opportunités pour les audacieux
Le financement des startups à impact n’a jamais été aussi exigeant, ni aussi structurant.
Et pourtant, c’est précisément le moment où elles peuvent faire la différence.
Entre transition écologique, souveraineté alimentaire, innovation technologique et nouvelles attentes sociétales, les startups ont un rôle majeur à jouer.
Comme le résume Marie :
« Les audacieux de notre région méritent de trouver les financements nécessaires pour amener leurs innovations sur le marché. »
Et Emanuele complète :
« Les startups qui réussiront seront celles qui combineront impact, innovation, rentabilité et structuration. »
Aux Audacieux :
Préparez tôt, structurez bien, cherchez la preuve de traction, entourez-vous — et gardez votre ambition intacte.
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